Responsable du bureau de la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté en Côte d'Ivoire, Magloire N'dehi est un analyste politique reconnu. Dans cet entretien, il analyse le processus de révision de la liste électorale, expose les fondements du libéralisme et plaide pour une véritable éducation civique et formation politique des populations ivoiriennes.
Le Patriote : À onze mois de l'élection présidentielle d'octobre 2025, l'heure est à la révision de la liste électorale. Quelle est l'importance d'un tel processus ?
Magloire N'dehi : La Côte d'Ivoire a fait le choix dans sa Constitution, depuis 1960 jusqu'à aujourd'hui, de la démocratie comme système politique. La démocratie, c'est le pouvoir du peuple qui l'exerce lui-même ou par ses représentants choisis. Le peuple, juridiquement, est constitué de ceux qui remplissent certaines conditions comme la nationalité, l'âge, la jouissance des droits civiques et politiques. Ce peuple doit, à des moments clés de la vie de la Nation, désigner des dirigeants qui seront ses représentants, puisqu'il ne peut pas gouverner directement au quotidien. C'est ce que nous appelons l'élection, qui est un moment de sélection des dirigeants dans une société. Pour pouvoir choisir, il faut être inscrit sur la liste électorale. La révision de cette liste vise donc à actualiser le registre de ceux qui ont le droit et le devoir civique de participer à la sélection de leurs dirigeants. Il est donc important pour un citoyen de s'y faire enregistrer afin de participer au choix de ceux qui auront la responsabilité de conduire la destinée de la Nation, de faire des choix de développement et d'orienter la vie de tous. Si vous ne participez pas à ce choix, vous subirez les décisions prises par d'autres.
LP : À cinq jours de la fin de l'opération, il n'y avait qu'un peu plus de 500 000 inscrits, alors que 4 millions de nouveaux électeurs sont recherchés. Comment expliquez-vous ce faible engouement des Ivoiriens pour une opération aussi importante ?
MN : Je pense qu'il y a deux problèmes majeurs. Le premier est d’ordre psychologique au niveau des populations elles-mêmes. Un travail d'analyse est nécessaire pour comprendre l'impact de la crise militaro-politique de 2010 sur la conscience collective. Cette année-là avait été marquée par une grande mobilisation, avec plus de 80% de participation lors des deux tours de l'élection présidentielle. Malheureusement, les violences qui ont suivi ont découragé de nombreux citoyens et brisé la confiance dans le vote. Depuis la crise postélectorale de 2010-2011, nous constatons une baisse continue du taux de participation. Mes échanges avec certains citoyens ayant vécu cette période révèlent un désintérêt croissant, justifié par une perte de confiance dans le processus électoral. Si le choix des dirigeants doit engendrer des conflits, beaucoup estiment que le jeu n'en vaut pas la chandelle. Un travail de reconstruction de la confiance dans les institutions et leurs représentants est nécessaire pour que les populations retrouvent l'envie de participer au processus démocratique. Il y a aussi dans cet ordre une déconnexion préoccupante chez les jeunes de 16 à 25 ans, ceux qu'on appelle la "génération biama ou maimouna". Leurs préoccupations sont ailleurs. Cette génération, née avec les réseaux sociaux et marquée par la crise post-électorale de 2010-2011, manifeste un profond désintérêt pour les institutions traditionnelles. Le terme "biama" ou "maimouna", issu du nouchi ivoirien, caractérise leur attitude "désinvolte" face aux enjeux classiques de la société. Ils privilégient l'instantané, le divertissement, et sont plus attirés par les influenceurs que par les politiciens. Ces jeunes ont développé leurs propres codes et voies de réussite, souvent en marge des parcours conventionnels. Leur désengagement politique n'est pas tant de l'apathie que l'expression d'une rupture générationnelle profonde. Ils ne rejettent pas nécessairement la participation citoyenne, mais la réinventent à travers des canaux numériques et des formes d'engagement plus personnelles et immédiates. C'est un défi majeur pour nos institutions qui doivent apprendre à parler leur langage et à comprendre leurs aspirations si nous voulons les réintégrer dans le processus démocratique. Il nous faut "réinventer" la politique avec eux, par eux et pour eux. Le second problème est d'ordre administratif. L'inscription sur la liste électorale ressemble souvent à un parcours du combattant, avec des documents administratifs difficiles à obtenir. C'est pourquoi nous avons proposé que l'État de Côte d'Ivoire envisage un versement systématique sur le listing électoral de tous les Ivoiriens en âge de voter, en s'appuyant sur la base de données de l'ONECI (Office national de l'état-civil) et en effectuant des croisements avec les fichiers des établissements scolaires et universitaires.
LP : Ce faible engouement n'est-il pas aussi l'échec des partis politiques ?
MN : Les partis politiques sont certes bénéficiaires de cette opération, mais la responsabilité première de l'inscription des citoyens incombe à l'État. C'est un document étatique, et l'État a la responsabilité de connaître son peuple. Les partis politiques et les organisations de la société civile peuvent contribuer à la mobilisation, mais nous avons choisi la démocratie (pouvoir du peuple) et non la "partitocratie" (pouvoir des partis politiques). C’est d’abord à l’Etat de faciliter les choses, et ensuite les parties prenantes comme les formations politiques, les acteurs de la société civile et des médias peuvent accompagner la dynamique. Aussi, je peux comprendre que cette démotivation peut être liée au manque d'innovation et d'offres politiques attractives. J'évoquais tantôt le manque de confiance envers les institutions, mais il faut élargir cette analyse au-delà des seules institutions de la République. De plus en plus, nous observons une érosion inquiétante de la confiance des populations envers les partis politiques. Les citoyens ne perçoivent plus clairement leur utilité ni leur capacité à porter de réelles transformations sociétales. Il y a un sentiment profond de stagnation politique, où les mêmes visages, les mêmes discours et les mêmes pratiques se perpétuent. Les partis politiques peinent à se renouveler, à proposer des projets innovants qui répondent aux préoccupations actuelles des citoyens, particulièrement des jeunes. Cette absence de renouvellement, tant dans les idées, les acteurs que dans les méthodes, nourrit un cercle vicieux de désengagement citoyen. Les gens se disent : 'À quoi bon participer si rien ne change vraiment ?' C'est un défi majeur pour notre démocratie qui nécessite une refonte en profondeur de notre façon de faire de la politique.
LP : En tant que chef du bureau de la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté, pouvez-vous nous expliquer les fondements du libéralisme ?
MN : Le libéralisme est avant tout une philosophie, une façon de concevoir et d'organiser la vie en société. Les libéraux considèrent que les êtres humains naissent en tant qu'individus, dotés de libertés fondamentales : penser, circuler, croire, commercer. Pour les libéraux, la vie humaine est sacrée et doit être protégée de toute forme de torture ou d'agression. Le libéralisme reconnaît également le droit de propriété comme fondamental. Même sans biens physiques, notre intelligence est un capital qui peut générer de la valeur, comme les droits d'auteur. Ainsi, l'objectif libéral est de faciliter l'initiative individuelle dans l'intérêt du bien commun. Cette philosophie ou cette façon de penser les choses correspond profondément à l'histoire africaine. Avant le découpage colonial, l'Afrique fonctionnait selon un système remarquablement ouvert. Les grandes routes commerciales transsahariennes reliaient l'Afrique subsaharienne à l'Afrique du Nord, donnant naissance à des empires prospères comme le Mali, le Ghana et le Songhaï. Des villes comme Tombouctou et Gao sont devenues des centres commerciaux majeurs grâce à cette liberté d'entreprendre et d'échanger. Dans les sociétés traditionnelles africaines, l'esprit d'entreprise était profondément ancré en chacun. Chaque famille gérait ses propres activités économiques : agriculture, artisanat, commerce. Les marchés traditionnels permettaient à chacun de vendre le fruit de son travail sans entraves administratives. Il n'existait pas cette bureaucratie lourde qui, aujourd'hui, peut étouffer l'initiative privée et l'innovation. Cette organisation reposait sur des principes qui résonnent avec le libéralisme moderne : liberté d'entreprendre, respect de la propriété privée, libre circulation des biens et des personnes, autorégulation des marchés. Même la gouvernance était participative, avec des décisions importantes prises après consultation sous l'arbre à palabres. C'est cette vision du libéralisme que nous devons retrouver : une société où chacun peut librement penser, entreprendre, commercer et jouir des fruits de ses efforts. Ces principes ne sont pas étrangers à l'Afrique ; ils sont au contraire profondément enracinés dans son histoire et ses traditions.
LP : Comment concevoir un libéralisme adapté à l'Afrique, où une politique sans dimension sociale est souvent mal perçue ?
MN : C'est un préjugé courant sur le libéralisme. Les libéraux n'ont jamais rejeté la dimension sociale. Au contraire, le libéralisme est le plus grand courant de pensée sociale qui soit. Le véritable social n'est pas l'assistanat, mais l'amélioration des conditions de vie et de travail des individus. La pensée libérale n'exclut pas la solidarité, bien au contraire. Adam Smith lui-même, dans son œuvre 'Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations', défend une vision équilibrée du rôle de l'État. Il affirme que celui-ci a le devoir de soutenir temporairement les plus vulnérables, non pas dans une logique d'assistanat permanent, mais dans l'objectif de les conduire vers l'autonomie. Cette approche s'inspire d'ailleurs des mécanismes de solidarité traditionnelle africaine. Au village, la solidarité n'est pas imposée mais naturelle et consentie. Elle s'organise autour d'une valeur fondamentale : le travail comme source de dignité. Les libéraux préconisent ainsi une prise en charge communautaire ciblée, notamment dans les domaines essentiels comme la santé et l'éducation pour les plus démunis. L'État a donc une double responsabilité : d'une part, soutenir temporairement les plus vulnérables vers l'autonomie, et d'autre part, créer un environnement favorable à l'initiative privée. Il doit faciliter la création de richesses en supprimant les obstacles administratifs et les conditions qui découragent l'entrepreneuriat, plutôt que d'étouffer les initiatives par une bureaucratie excessive.
LP : Comment analysez-vous l'évolution des relations internationales avec l'émergence des BRICS ?
MN : Je ne parlerai pas de bipolarisation mais plutôt de multilatéralisme qui est une bonne chose. Cette diversité d'acteurs permet à chacun de développer des partenariats variés, dans l'intérêt mutuel. Toutefois, ce multilatéralisme doit respecter les droits humains et l’état de droit. Aujourd’hui, la Côte d’Ivoire a réussi à diversifier ses partenariats et ses dix premiers partenaires commerciaux sont désormais les Pays-Bas, la Suisse, le Mali, les États-Unis, le Vietnam, la Malaisie, la France, le Burkina Faso, l'Allemagne et la Chine. Il faut donc voir le côté positif de ce multilatéralisme qui permet aux Etats d'avoir beaucoup plus d’opportunités. Cette concurrence permet aux États de mieux négocier leurs accords. Les BRICS apportent de nouvelles options de coopération, comme d’autres Etats d’ailleurs. Mais l'Afrique ne doit pas se contenter d'être un simple objet de convoitise. Elle doit devenir une puissance compétitive dans l'économie mondiale. Et surtout les jeunes doivent comprendre dans ces jeux géopolitiques qu’il ne s'agit pas de remplacer une dépendance par une autre, mais de développer des partenariats équilibrés et bénéfiques.
LP : Pourquoi les jeunes Africains semblent-ils moins s'engager en politique aujourd'hui ?
MN : Je pense qu’il faut analyser l'engagement politique des jeunes sous deux angles, particulièrement depuis l'avènement du numérique. D'une part, nous observons l'engagement traditionnel à travers la société civile qui fait du lobbying ou du plaidoyer pour défendre des causes et les partis politiques classiques où les jeunes tentent de briguer des postes électifs. Cette forme d'engagement, bien qu'en déclin, reste essentielle car c'est au niveau des instances de gouvernance que se prennent les décisions qui transforment concrètement les conditions de vie de nos populations. D'autre part, nous assistons à l'émergence de nouvelles formes d'engagement politique, portées par la révolution numérique. Les jeunes, même s'ils sont moins présents dans les structures traditionnelles (associations et partis politiques), ne sont pas pour autant désengagés. Internet et les réseaux sociaux ont profondément transformé leur rapport au pouvoir et à la citoyenneté. Désormais, un jeune peut, depuis son smartphone, s'exprimer sur les enjeux de société, dénoncer des dysfonctionnements et influencer l'opinion publique, parfois avec plus d'impact qu'un canal traditionnel. Face à cette évolution, nos institutions doivent s'adapter. Les ministères, les différentes institutions publiques et les collectivités locales devraient créer des espaces de dialogue citoyen utilisant au mieux ces nouveaux canaux de communication. L'enjeu est double : valoriser ces nouvelles formes d'engagement tout en encourageant les jeunes à s'impliquer davantage dans les instances décisionnelles. Car si l'activisme digital est important, la participation aux organes de gouvernance reste l’ultime moyen de transformer durablement la société.
LP : L'éducation politique n'est-elle pas la clé ?
MN : Absolument, oui ! C'est même une urgence de salut public. Friedrich Naumann, qui était un homme politique allemand visionnaire, disait : « Il ne peut y avoir de démocratie fonctionnelle sans participation politique et il ne peut y avoir de participation politique sans éducation civique ». Cette pensée est fondamentale car elle établit un lien direct entre éducation civique et vitalité démocratique. L'éducation civique est la clé qui donne aux citoyens les aptitudes et les connaissances nécessaires pour participer activement à la gestion de la cité. Sans cette participation éclairée des citoyens, la démocratie ne peut être véritablement fonctionnelle. Sur ce plan, la Côte d'Ivoire accuse un retard considérable, notamment par rapport au Ghana voisin. Le Ghana nous offre un modèle intéressant qui peut nous inspirer. Depuis 1992, ce pays a institutionnalisé l'éducation civique à travers la « National Commission for Civic Education (NCCE) », créée par l'article 231 de sa Constitution. Cette commission, bien structurée avec un bureau central à Accra, 16 bureaux régionaux et 263 bureaux locaux, assure une présence jusqu'dans les villages les plus reculés. Elle enseigne aux populations les fondamentaux de la démocratie : qu'est-ce qu'une Constitution et pourquoi la protéger ? Qu'est-ce que l'État, la République, la démocratie, les élections ? Les résultats de cette politique sont aujourd'hui visibles dans la maturité démocratique ghanéenne. Car il faut bien comprendre cette évidence : on ne peut être démocrate sans comprendre la démocratie, ni républicain sans savoir ce qu’est la République. Je plaide donc pour que la Côte d'Ivoire crée rapidement une véritable agence d'éducation civique et de formation politique. Si chacun est libre de gérer sa vie privée comme il l'entend, la vie publique, elle, obéit à des règles et des principes qu'il est essentiel de comprendre et de transmettre. C'est à travers l'éducation civique que nous pourrons former des citoyens conscients et engagés, capables de participer pleinement à la vie démocratique de notre nation.
Source Le Patriote
Auteur: LDA Journaliste