Côte d'Ivoire-INTERVIEW Pr Bléou Martin : « L’idée de Ouattara n'est pas de modifier la constitution mais d'adopter une nouvelle Constitution »

Invité de la rédaction de l’AIP, à son forum d’échange et d’information, baptisé « La Tribune de l’AIP, le professeur des universités, Martin Djézou Bléou, titulaire de la chaire de droit public, s’est prononcé sur l’un des sujets brûlants de l’heure : le référendum constitutionnel qu’a évoqué le président de la République, à l’occasion de son traditionnel message du Nouvel An à la nation, le 31 décembre 2015.

Deuxième constitutionnaliste ivoirien, après le professeur Francis Romain Vangah Wodié, l’ancien ministre de la Sécurité, a élaboré sur le thème : « La révision de la Constitution (ivoirienne) : pourquoi et comment ? » 

 

AIP : Dans son traditionnel discours à la nation, le 31 décembre 2015, le chef de l’Etat ivoirien (Alassane Ouattara) annonçait, pour 2016, la tenue d’un référendum constitutionnel. Dans votre exposé introductif, Professeur, vous indiquez quatre circonstances qui peuvent amener à ce projet ; il s’agit d’une démarche pour l’appropriation et/ou la préservation du pouvoir par l’exécutif, de réponses à des dispositions jugées polémiques ou tendancieuses contenues ou identifiées comme telles dans la Loi fondamentale, qui peuvent l’y amener, de même il s’agit de juguler une crise politique majeure. Alors, quel est le schéma, selon vous Professeur, qui se profile pour le projet annoncé par le Président de la République?

Professeur Martin D. Bléou : Dans la situation présente, rien n’indique que la voie de la révision (de la Constitution) sera empruntée. Si l’on s’abandonne aux propos tenus par le président de la République, et que j’ai rapportés, l’idée qui l’habite, d’après les termes qu’il a utilisés et qui sont chargés de sens qu’on ne doit pas trahir, ni travestir, est celle de faire adopter par référendum une nouvelle Constitution, qui induirait de facto, une troisième République, fondée sur une nouvelle Constitution. Vous l’avez entendu, il a parlé d’une nouvelle Constitution ; il a été plus explicite encore en parlant d’une troisième République.

La révision de la Constitution ne peut, en aucune manière, conduire à passer d’une République à l’autre. L’on ne passe d’une République à l’autre que lorsqu’on change de Constitution, et que le principe républicain contenu dans la Constitution précédente, antérieure, défunte, se trouve reconduit dans la Constitution nouvelle. Le principe contenu dans la Constitution ancienne est reconduit. On passe d’une République à une autre République, de la première République à la deuxième, de la quatrième à la cinquième République, en France.

Voyez-vous, par exemple, si vous prenez la Constitution ivoirienne du 3 novembre 1960, et que vous la lisez, vous vous rendrez compte, dès les premières lignes, que l’Etat ivoirien proclame son attachement à la démocratie, et affirme bâtir une République ; c’est une affirmation que l’on retrouve dans la Constitution actuelle. Ce qui veut dire que le pouvoir politique est appréhendé ou su comme la chose de tous ; la Res publica, c’est-à-dire la chose de tous, la chose publique.

De la Constitution du 1er août 2000, l’on retrouve affirmé ou réaffirmé ce principe ;  donc, on passe là d’une République à une autre. Toutefois, la révision de la Constitution n’emporte pas passage d’une République à une autre ; on demeure dans la même République, mais il s’agit d’une République reformulée, repensée, modifiée, rajeunie, et la Constitution qui porte cette armature, cette construction, conserve sa date, garde son identité.

«La bonne formule serait de mettre en place un comité ou une commission comprenant les différentes composantes du corps social, afin que ce qui est pensé et établi procède de la volonté générale(…) »

AIP : En tout état de cause, Professeur, à ce stade actuel de l’évolution de la Côte d’Ivoire, faut-il envisager la révision ou se doter d’une nouvelle Constitution ?

Pr Bléou : Au risque de ne pas vous satisfaire, je signale qu’il ne m’appartient pas de répondre à une telle préoccupation ?

AIP : Mais, en tant que spécialiste…

Pr Bléou : Tout dépend des objectifs poursuivis. Je donnerai, la semaine prochaine, à Bouaké, une conférence inaugurale, à la faveur de la rentrée solennelle des Masters, et j’interviendrai sur la question de la troisième Républiques sur le thème « Interrogations et réflexions autour de la troisième République (ivoirienne) ».

Si l’on vise l’institution d’un poste de vice-président, alors, on reste dans le système républicain. Si, au contraire, comme le laissent entendre une certaine presse qui explique que le projet vise à instituer au profit du président de la République la possibilité de dissoudre l’Assemblée nationale, là c’est différent ! L’on n’est plus en régime présidentiel ; on passe, dès lors, du régime présidentiel à un autre régime. Et cela s’accommode mal avec le socle sur lequel l’actuelle Constitution repose. On passe d’un régime à un autre. Et le bon sens commande que, dans ce cas-là, il y a lieu d’aller vers l’établissement d’une nouvelle Constitution. Donc, tout dépend de ce que l’on se propose de faire, de ce que les politiques veulent faire.

AIP : Sous le rapport de votre analyse, l’on peut penser que le projet vise alors une République

Pr Bléou : On y va bien sûr, avec le peuple tout entier, à tout le moins, avec les forces socio-politiques, et comme je l’indiquais à l’occasion d’une formation que j’ai dispensé à une organisation de société civile, l’établissement d’une nouvelle Constitution, comme la révision de la constitution existante, ne doit pas être l’affaire d’un groupuscule, un camp, un clan, une partie du corps social ; parce que cela relève de l’évidence, la Constitution, c’est l’affaire de tous, c’est le contrat social, c’est ce qui nous lie,  nous rassemble, nous met ensemble ; son établissement doit faire intervenir tout le monde !

Autant que sa modification, compte tenu de ce qu’elle est appelée à s’appliquer à tous. L’on ne peut pas entendre, dans ce cas-là, que quelques-uns fabriquent ou modifient le texte, et que le texte s’applique à tous. Où serait alors la liberté des autres ? Mais, je crois que la bonne formule serait de mettre en place un comité ou une commission comprenant les différentes composantes du corps social, afin que ce qui est pensé et établi procède de la volonté générale, étant entendu que le texte est appelé à s’appliquer à tous, à refonder la société, à doter l’Etat d’un nouveau contrat social.

AIP : Professeur, vous souligniez, entre autres facteurs pouvant incliner vers ce projet,  les circonstances. Alors, aujourd’hui, pensez-vous que des contingences nouvelles incitent à se doter d’une nouvelle Constitution, si l’on considère que l’article 35, objet de controverse, ne fait plus de fixation ?

Pr Bléou : Je ne sais pas s’il m’appartient de les énoncer ; mais, je pense que l’on peut envisager de diluer le pouvoir exécutif en faisant en sorte que le président de la République ait une partie du pouvoir exécutif et le gouvernement une partie, afin que la vie politique soit vivante, et le gouvernement réponde de ses actes devant la représentation nationale, devant le peuple, par le biais, par la médiation des députés. C’est ce qui me vient à l’esprit, à l’instant, mais l’on peut envisager autre chose !

AIP : L’on reproche souvent aux Constitutions, héritées de la Constitution française dans l’espace francophone, d’accorder trop de pouvoir au président de la République. Que proposeriez-vous, en tant que constitutionnaliste, eu égard à l’histoire récente de la Côte d’Ivoire, que faut-il concrètement pour améliorer les choses ?

Pr Bléou : Compte tenu de la grande tension et des déchirures que provoque l’élection présidentielle, et qui focalise l’attention de tous, je pense que l’on pourrait réduire les tensions en envisageant de réorganiser le pouvoir politique, par la mise en place d’un régime politique autre, tendant à la redistribution du pouvoir, et faisant en sorte que le président de la République ait une partie du pouvoir exécutif et le gouvernement une autre. Ce serait, alors, un régime soit parlementaire, soit semi-parlementaire, semi-présidentiel ou mi-présidentiel, ou bien, mi-parlementaire, un régime à la française ou à la britannique et, dans ce cas-là, le chef de l’Etat n’aurait pas véritablement de vrais pouvoirs, mais jouerait un rôle de magistère moral, d’influence morale.

Reste que je demeure favorable à la formule qui tendrait à la redistribution du pouvoir au sein de l’exécutif, entre le Président et le Gouvernement, de sorte à rendre ce dernier responsable devant le Parlement. C’est vivant, et cela permet à la représentation nationale de contrôler, au nom du peuple, le Gouvernement, l’action gouvernementale, l’action politique. A l’heure actuelle, il n’y a pas de moyen de contrôle avant la fin du mandat (qui est de cinq ans). Or, avec le régime que j’énonce, l’on peut contrôler, à tout moment, à travers la mise en œuvre de la responsabilité gouvernementale.

«(…) Si, c’est pour la Côte d’Ivoire, je le ferais, mais la décision ne m’appartient pas ! »

AIP : En tenant compte du contexte ivoirien, quelle pourrait être le modèle de Constitution le mieux pour la Côte d’Ivoire ?

Pr Bléou : Une bonne Constitution, c’est celle qui préserve la paix, une Constitution en  laquelle toutes les composantes du corps social se retrouvent, et qui est un texte produisant la paix ; c’est cela une bonne Constitution.

AIP : Dans l’hypothèse que le processus est enclenché, et que le Parlement est saisi, est-ce qu’il ne peut être frappé de doute ou de suspicion, dès lors que l’Assemblée nationale est majoritairement contrôlée par la mouvance présidentielle ?

-Pr Bléou : C’est  la raison pour laquelle, en amont, il y a un travail à faire ; il faut le consensus, que s’accordent les différentes forces sociopolitiques, et je ne dis pas politiques, parce que l’affaire n’intéresse pas que l’homme politique ; c’est l’affaire de tous, c’est la raison pour laquelle je parle des forces  sociales.

Le consensus doit se dégager sur le contenu du texte, et lorsque ce consensus est obtenu, le texte peut suivre son parcours jusqu’à sa transformation en acte juridique. Il faut le consensus d’abord, sinon le texte apparaîtra comme imposé par un camp à tous ; ce qui est anormal, ce qui est contraire à la démocratie, aux exigences démocratiques ; en démocratie, ne doivent  s’imposer ou s’appliquer à tous que les règles voulues par tous…

*AIP : De façon concrète, si l’on devrait avoir  une nouvelle Constitution, comment pourrait-elle faire entrer la Côte d’Ivoire dans une stabilité durable ?

-Pr Bléou : Je n’ai pas de réponse sur le fond, mais sur la forme, la manière. Selon moi, l’on doit s’accorder sur un consensus minimal. Dès lors que les forces sociales et politiques se retrouvent et s’accordent sur le contenu du texte, tous adhéreront au texte ; tous accepteront l’application qui sera faite du texte, et cette application ne sera pas source de conflit (…)

*AIP : Accepteriez-vous de conduire un comité ou une commission mise en place à cet effet ?

-Pr Bléou : Il ne m’appartient pas de prendre une telle décision ; je ne sais pas, j’ai envie d’enseigner, de réfléchir, mais en ce qui concerne votre question, je ne sais pas. Si c’est pour la Côte d’Ivoire, je le ferais, mais  la décision ne m’appartient pas !

Interview réalisée Kouassi Assouman, Traoré Mamadou avec la collaboration de Ange Hermann Gnanih, sous la coordination de Fousseni N’Guessan

Auteur:
Armand Tanoh

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