En Afrique la relation entre l’Etat et les Citoyens se construit sans nécessairement saisir l'essence des orientations stratégiques du premier et, aussi et surtout, la compréhension du premier des attentes des deuxièmes. En Côte d’Ivoire, le nouveau régime semble vouloir rompre avec cette opacité. A ce titre, une des orientations les plus clairement affichées par la nouvelle puissance publique ivoirienne incarnée par son président Alassane Ouattara est son attachement à une doctrine libérale. Cette dernière, vieille de quatre siècles, connut ses développements intellectuels majeurs au 18ème siècle, le siècle des Lumières. Etre libéral n’est finalement pas une posture aussi inédite que cela puisse paraître. C’est même le paradigme dominant dans les Etats modernes. Le chef de l’Etat revendique cette posture à titre personnel : « Je suis un libéral », déclare-t-il de manière régulière. Il le revendique également au nom de la Côte d’Ivoire : « La Côte d’Ivoire est une terre libérale et nous en sommes fières. », déclare-t-il le 2 mars 2012 à Abidjan (Hôtel Ivoire) à l’occasion de la 7ème Conférence de l'Alliance des Libéraux et Démocrates d'Europe, du Pacifique, d'Afrique et des Caraïbes (ALDEPAC), adossée à l'Alliance des Libéraux et Démocrates d'Europe (ALDE). Dans son discours lors de cette conférence, il indique que les bases du libéralisme ivoirien ont été fondées, voilà plus de 50 ans, par le père de la nation Félix Houphouët Boigny. Le libéralisme au service de la reconstruction de Côte d’Ivoire s’inscrit alors dans cette continuité. Ainsi, après Dakar (Sénégal), Marrakech (Maroc) et le Caire (Egypte), a eu lieu du 16 au 21 Octobre à Abidjan (Côte d’Ivoire) le 58ème Congrès de l’Internationale Libérale. Le point central de l’agenda de cette rencontre internationale des partis politiques libéraux était le développement de l’investissement privé et la responsabilité sociale.
Mais que signifie être libéral ? Mieux encore, qu’est-ce qu’être libéral implique en termes de rapport entre la puissance publique et les Citoyens ? En effet, alors même que les autorités ivoiriennes revendiquent de manière sentencieuse le libéralisme, la crise internationale de ces dernières années a amplifié l’écho de ses contestations dans les économies les plus avancées. Drôle d’anachronisme, même si le libéralisme reste encore répandu ! Rien donc d’étonnant de voir la Chine communiste devenir un acteur capital de la perpétuation de certains principes libéraux.
Le libéralisme peut prendre une acception politique, c'est-à-dire un arrangement institutionnel de la vie politique reposant sur le multipartisme. Il est fondé sur un principe fondamental, celui de la liberté citoyenne, individuelle, dans le choix des représentants politiques (président, député, maire, conseiller régional, etc.). De ce point de vue, l’on peut dire que la Côte d’Ivoire devient un pays politiquement libéral au début des années 90. Certes, sous le parti unique, la politique ivoirienne fut, toute proportion gardée, libérale ! Un régime politique libéral implique aussi, dans le contexte de la nécessaire protection des libertés individuelles, un Etat dit « minimal » dont les fonctions essentielles qui lui sont reconnues sont les seules régaliennes consistant à faire fonctionner le triptyque Armée, Police et Justice.
Le libéralisme peut aussi recouvrer une signification économique pour désigner le droit à la propriété privée des moyens de production dans une perspective de maximisation de profits. Ainsi, en Côte d’Ivoire, le passage d’une économie agricole de subsistance à une agriculture d’exportation puis à un début d’industrialisation reflète-il une adoption d’une économie libérale, certes, restant encore à un stade précapitaliste. Revenons sur la notion de profit pour la comprendre comme la conséquence, assumée à titre personnel, d’une prise individuelle de risque. Dans cette acception économique du libéralisme, l’aversion au risque est un déterminant essentiel dans la prise de décision et donc de l’initiative privée. Le libéralisme repose ainsi sur la reconnaissance en une liberté, propriété et responsabilité individuelles.
Toutefois, ses composantes économique et politique peuvent ne pas nécessairement coïncider. Il en va ainsi, comme indiqué précédemment de la Chine qui s’ouvre au libéralisme économique tout en étant politiquement communiste. Il en est de même pour des Pays nordiques de l’Europe, avec pour certains un régime monarchique constitutionnelle, qui ont une économie libérale tout en réfutant l’idée d’un Etat minimal. C’est dire que la conjonction des deux dimensions - politique et économique - du libéralisme est de nature configurationnelle. Ainsi, saurons-nous peut-être à l’issue de ce 58ème Congrès de l’Internationale Libérale comment des Etats endémiquement peu puissants, notamment ceux de l’Afrique, peuvent-ils garantir des libertés individuelles dans la transformation de leurs Sociétés ?
Défendre le libéralisme, c’est dans une certaine mesure remettre en cause, du moins théoriquement, d’autres doctrines. Parmi ces dernières, figure au premier plan le socialisme, qui à la différence du libéralisme prône une plus grande intervention de l’Etat avec, entre autre, en ligne de mire une propriété commune des moyens de production. Ainsi, dans le contexte du socialisme, le rôle de l’Etat s’étend au-delà de ses prérogatives régaliennes pour assumer une fonction active dans la répartition voire dans la création des richesses. Il apparaît ainsi en filigrane que libéralisme et socialisme vise le même objectif qui est la satisfaction des populations avec pour chacune de ces deux doctrines ses propres présupposés et moyens d’y parvenir. Avec la première, l’action publique est centrée sur les intérêts individuels au service de la solidarité collective. Alors que la seconde s’attache à exulter la solidarité collective au service des intérêts individuels.
A la lumière de cette nuance fondamentale, il est aisé de comprendre que le choix d’une doctrine, quelle soit fondée sur des principes politiques et/ou économiques, détermine les modalités de gouvernance des rapports entre la puissance publique et les Citoyens. En effet, un libéralisme fidèle à ses principes fondateurs, suppose, comme indiqué plus haut, un Etat « minimal » de type « laisser-faire », conséquence de l’idée que les citoyens ont la capacité de s’autoréguler.
Les singularités de la Côte d’Ivoire marquées par une ethnicité qui transcende la nation, la régression de l’éducation, la faiblesse de l’accumulation du capital, la prédominance du secteur d’activité dit « informel », l’inefficience de l’administration publique, etc. font-elles sens avec le libéralisme ? Ces singularités ne sont-elles pas des contraintes à la construction des préconditions à l’existence du libéralisme ? La contestation de cette doctrine dans les Sociétés qui l’ont vu naître, les oppositions entre les courants qui la composent ne constituent-elles pas des mises en garde pour se prémunir contre le cercle vicieux des mauvais « copier-coller » ? Si le développement est contextuel et impose une transformation inéluctable de nos Sociétés, quel libéralisme pourrait permettre à l’Afrique de tenir la promesse de la réduction de la pauvreté ? La rencontre abidjanaise de l’Internationale Libérale nous éclairera certainement !
Une tribune signée:
Dr. SENY KAN Konan Anderson
Enseignant-Chercheur en Sciences de Gestion
Université de Toulouse - Professeur à TBS (Toulouse Business School)
Auteur: Armand Tanoh