Béchir Afifi est ingénieur informatique. Autrefois cadre dans un ministère en Tunisie et enseignant à temps partiel à l’université, il décide, avec deux amis, de se lancer dans l’aventure de l’entrepreneuriat : tous trois créent en décembre 2018, Fabskill, une plateforme web de recrutement misant sur des technologies de pointe.
L’entreprise a atteint en 2022 son premier million de dinars tunisiens de chiffres d’affaires et a franchi le seuil de rentabilité. Misant sur ses quelques 25 collaborateurs, Fabskill compte déjà plus de 600 clients parmi lesquels des banques et des entreprises de télécommunication, dans le secteur des technologies de l’information notamment.
Fabskill a obtenu un appui décisif de Souk At-tanmia, un programme créé en 2012 par une vingtaine d’acteurs du monde du développement, des institutions publiques et privées, ainsi que de la société civile et académique. Il est hébergé par la Banque africaine de développement, un de ses principaux bailleurs. Souk At-tanmia offre un soutien concret, soit du financement et de l’accompagnement, sous forme de formations, de coaching, de mentorat, de services d’accès au marché et de réseautage. Ce programme a appuyé directement près de 800 entrepreneurs en Afrique du Nord (Égypte, Maroc et Tunisie).
Par la suite, en 2019, la Banque a mis en place la plateforme Entrepreneurship Innovations and Advice – North Africa (EInA, sigle en anglais pour « plateforme entrepreneuriat, innovation et conseil – Afrique du Nord »). Objectif : promouvoir, grâce à des innovations opérationnelles dans les politiques publiques de soutien à l’entrepreneuriat, la création d’emplois durables en Afrique du Nord. EInA s’est entretenu avec Béchir Afifi sur son expérience d’entrepreneur.
Pouvez-vous d’abord nous décrire Fabskill, son historique, son profil ?
Fabskill est une plateforme web gratuite offrant un processus de recrutement innovant basé sur l'intelligence artificielle. Fabskill a pour objectif d’apporter des solutions innovantes aux problématiques liées aux entretiens d’embauche à travers un système d’appariement (matching) entre employeurs et candidats.
La plateforme procure aux candidats un meilleur appariement de leurs habiletés avec le marché de l’emploi. Grâce aux entretiens vidéo différés ou en direct, elle permet d’offrir les mêmes opportunités pour les candidats des zones intérieures ou pour les personnes à mobilité réduite, ce qui évite l’écueil des conflits d’horaire et le temps consacré au déplacement.
Notre plateforme offre à tous les utilisateurs un traitement équitable, puisque tous les candidats répondent aux entretiens dans des conditions similaires : mêmes questions et même durée de temps allouée aux réponses.
Côté recruteur, l’entretien vidéo permet de découvrir la personnalité et la motivation du candidat. La digitalisation du processus de recrutement basée sur l’intelligence artificielle facilite la détection des bons profils, et permet à l'entreprise d’économiser ainsi des frais considérables.
Vous êtes une personne de technologies, pourquoi avoir choisi ce domaine spécifique lié au recrutement ?
Nous avons constaté des lacunes dans ce processus en Tunisie. D’un côté, des personnes qui n’arrivent pas à décrocher un emploi ; de l’autre côté, des recruteurs qui trouvent dommage de ne pas être capables de combler leurs besoins.
Quant aux candidats, ils souhaitent recevoir de la rétroaction sur leurs candidatures. Avec notre plateforme, nous apportons une solution à ces enjeux, en automatisant toutes les tâches liées à la chaîne de valeur de cette activité.
Ce faisant, nous pensons aider concrètement à l’emploi, car nous accélérons le processus de comblement des postes offerts dans le marché du travail, voire nous le professionnalisons. La recherche d’emploi ne devrait plus être une corvée, ni pour les employeurs, ni pour les candidats.
Qu’est-ce qui vous a motivé à faire ce grand saut, du statut de fonctionnaire et enseignant, avec un emploi stable depuis 10 ans, à celui d’entrepreneur ?
Très bonne question ! J’avais effectivement un bon statut, mais je me suis posé la question de savoir si je voulais faire cela toute ma vie. Je suis un homme de technologies, de manipulation des données, de statistiques, de mathématiques, et je voulais mettre davantage ces habiletés à contribution.
Oui, j’ai eu des craintes de me lancer, ayant des charges familiales et plusieurs responsabilités. Je me suis d’abord lancé comme pigiste, et cela a bien fonctionné. Cela m’a donné confiance pour entreprendre, pour bâtir quelque chose. Aussi, nous nous sommes lancés à trois, donc nous nous encouragions mutuellement.
Comment avez-vous été aidé par des organismes externes, comme le programme de la Banque africaine de développement, Souk At-tanmia ?
Souk At-tanmia a été le programme clé qui nous a permis de faire le pas décisif vers l’entrepreneuriat. Il a été notre catalyseur, avec un rôle déterminant, sur le plan financier, du coaching et de l’accompagnement. Souk At-tanmia était un processus compétitif, avec la soumission de propositions, et une évaluation sélective. Nous avons cheminé à travers le processus. Au total, il a agi comme levier financier, permettant de mobiliser d’autres fonds auprès d’autres acteurs du secteur financier. Cet appui nous a rassuré sur la valeur de notre projet et a constitué un premier pas fondamental dans notre démarche. Souk At-tanmia a mis le train en route. Ce type d’appui est essentiel dans l’écosystème entrepreneurial.
Comment dériveriez-vous votre expérience entrepreneuriale en Tunisie ?
Il y a énormément de bonne volonté. Mais il y a aussi un plafond, auquel on vient se heurter : mesures réglementaires contraignantes, exigences financières contraignantes, non-convertibilité de la devise. En contrepartie, faire affaire ici n’est pas coûteux, il y a beaucoup de talents, de désir de réussir.
Quels sont vos plans de développement pour les prochaines années ?
Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’expansion. Nous voulons prendre racine au Maroc, qui présente un environnement similaire à celui de la Tunisie. Opérer dans un autre pays devrait en effet nous faciliter l’accès au financement.
Nous avons dans notre ligne de mire une présence en Afrique de l’Est, car il s’agit d’une région à haut bassin démographique et avec une mobilité régionale facilitant le travail à distance.
Quelles sont les principales qualités d’un entrepreneur selon vous ?
Je m’implique comme coach au sein de quelques programmes de soutien aux entrepreneurs en Tunisie, donc j’ai pu réfléchir à cet aspect. Les principales qualités selon moi sont la résilience, l’adaptabilité, le fait de concevoir un produit ou service répondant à un besoin concret du marché et la qualité de l’exécution.
Dans notre cas, peu après notre lancement, nous avons été testés quant à notre résilience et notre adaptabilité. Car nous avons dû faire face à deux années de pandémie de Covid-19 : or, emploi et pandémie ne font pas bon ménage ! Mais, paradoxalement, avec le virus, donc avec des gens tombant subitement malades, les employeurs ont eu des besoins urgents de recrutement, et ils ont fait appel à nous.
Nous en avons aussi profité pour mettre en place des Job Fairs [salons de l’emploi], à 100% virtuels. Ils ont eu beaucoup de succès. Nous en avons organisé 80 en deux ans ! Nous avons même établi un record à l’échelle africaine : 110 000 participants en une journée. Quelque 30 serveurs ont été mobilisés à cette fin.
Par ailleurs, comme autre conseil que je donnerais : il faut soigneusement identifier le besoin que le produit ou service va combler. On peut mettre au point des trucs géniaux, mais qui ne seront pas utiles, que personne n’achètera.
Enfin, l’autre point clé du succès est l’exécution. Je dis souvent que les technologies ont toutes déjà été pensées : la grande différence est que certains passent à l’action, à l’exécution mais la majorité ne le fait pas. Et, même pour ceux qui mettent en œuvre leur projet, certains le font mieux que d’autres. Il faut certes bien concevoir son produit ou service, mais aussi comprendre que votre offre s’améliorera en itération, avec des améliorations apportées au jour le jour lors de sa mise en marché.
Quelle est la partie la plus gratifiante de l’expérience d’entrepreneur ?
Pour moi, c’est la réalisation de soi. L’accomplissement. Entreprendre, c’est un voyage, où le parcours compte plus que la destination. C’est un parcours intense, plein de défis, qui en vaut la peine !
Source: BAD
Auteur: LDA Journaliste