Contribution/ La compétence interculturelle : Ciment d’une conscience nationale trans-ethnique en Côte d’Ivoire

PAR LE DR LACINA YEO (*)


L
’Etat africain post-colonial est une mosaïque de peuples dont certains s’ignoraient culturellement. Ceux-ci furent contraints de vivre sur le même territoire et de rejeter leur culture respective en vue de créer de nouvelles nations. La Côte d’Ivoire est un état pluriethnique peuplé de quatre (4) grands groupes sociolinguistiques (Akan, Mandé, Gour, Krou), subdivisés en une soixantaine d’ethnies. Plusieurs contributions ont mis en évidence la prédominance encore importante de la préférence ethno-culturelle sur le sentiment d’appartenance nationale dans ce pays. Ces réflexions sont en général à appréhender comme des plaidoyers pour l’émergence d’une nation ivoirienne, caractérisée par le principe de l’unité dans la diversité. Faisons-en ici un inventaire non exhaustif : « Il y a un repli identitaire en Côte d’Ivoire » (Monseigneur Antoine Koné, in : Le patriote 4225 du 26. 12. 13), « Les élections…c’est pas un combat ethnique » (L’ONG belge Verbatims, in L’Inter Nr. 5166 du 04. 09. 2015 : 8), « Côte d’Ivoire : De l’ethnie à la nation, une histoire à bâtir… » (Ekanza, 2007), « Côte d’Ivoire : le pari de la diversité » (Africultures Nr. 56/2003), « La crise ivoirienne et l’avenir d’une nation en refondation » (Curfp, 2003), « Ethnies et Etat en Côte d’Ivoire » (Chauveau et Dozon, in Revue Française de Science Politique, Nr. 5/1988), « En Afrique, le tribalisme n’a pas disparu » (Vieyra, in : Fraternité Matin du 14. 10. 15 : 17) etc. Sans célébrer l’ethnocentrisme, le président Félix Houphouët-Boigny, père de la nation ivoirienne, tenait compte de la réalité ethnique dans sa stratégie de gouvernance. Sa préoccupation d’un traitement égalitaire des différents groupes ethniques se traduit par une redistribution ethnique des ressources économiques et politiques par l’intermédiaire des « filsou cadresdes régions », appelée localement la « géopolitique ».  Sous l’influence de l’avènement du multipartisme en avril 1990, plusieurs partis politiques naissent. L’affinité ethnique, religieuse ou régionale semble être la principale source de motivation pour l’adhésion à ces différentes organisations politiques. On constate par exemple que les Akans (surtout les Baoulé) sont en majorité membres du PDCI-RDA dont les leaders successifs (Félix Houphouët-Boigny et Henri Konan Bédié) sont Baoulé. Les populations de l’ouest (Krou majoritairement) s’alignent derrière le FPI dont le chef de file (Laurent Gbagbo) est originaire de l’ouest et du groupe Krou ; les « Nordistes » (Malinké et Sénoufos) prennent fait et cause pour le RDR dont le mentor (Alassane Ouattara) est originaire du Nord.

Le marketing politique ethniciste que certains leaders ont déployé en vue de mobiliser a fini par ébranler les fondements de la Côte d’Ivoire. En effet « la plupart des tueries se sont faites sous des bases identitaires [Cf. Article 125], comme l’atteste nombre de rapports et reportages sur la situation », (Rodrigue Koné,in : http://www.connectionivoirienne.net/95679/cote-divoire-les-racines-ethniques-de-la-longue-crise-politique, 06. 11. 2015). Selon Le Clézio« tous les massacres qui ont eu lieu au cours des dernières années, ainsi que la plupart des conflits sanglants, sont liés à des dossiers identitaires complexes et fort anciens ; quelquefois, les victimes sont désespérément les mêmes, depuis toujours ; quelquefois, les rapports s’inversent, les bourreaux d’hier deviennent victimes et les victimes se transforment en bourreaux. » (Amin Maalouf 1998 : 37-41).

L’Acte constitutif de l’UNESCO proclame que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ». De ce point de vue, la déconstruction de l’ethnocentrisme passe par l’apprentissage interculturel, moyen d’acquisition de compétence interculturelle par excellence, indispensable pour un vivre-ensemble durable dans une société pluriculturelle comme la Côte d’Ivoire. L’instrumentalisation politique et idéologique du substrat ethno-culturel ivoirien ayant occasionné une profonde fracture sociale, donnant ainsi l’impression que la diversité ethnique est un mal en soi, l’Ivoirien nouveau doit être éduqué et formé à l’Interculturel. Cela veut dire qu’il doit se décentrer en apprenant à se distancier de son propre système de références (sans pour autant le récuser) afin d’admettre l’existence d’autres perspectives ou visions du monde.

Tout en célébrant et protégeant les particularismes culturels, la constitution ivoirienne bannit l’instrumentalisation politico-idéologique de l’identité culturelle. En témoignent respectivement les articles 7 («Tout être humain a droit au développement et au plein épanouissement de sa personnalité dans ses dimensions matérielle, intellectuelle et spirituelle. L’État assure à tous les citoyens l’égal accès à la santé, à l’éducation, à la culture, à l’information, à la formation professionnelle et à l’emploi. L’État a le devoir de sauvegarder et de promouvoir les valeurs nationales de civilisation ainsi que les traditions culturelles non contraires à la loi et aux bonnes mœurs») et («Sont interdits les partis ou groupements politiques créés sur des bases régionales, confessionnelles, tribales, ethniques ou raciales») de notre loi fondamentale.

Il reste encore à relever le défi qui consiste, au travers une dynamique interactive à faire de chaque spécificité culturelle un support de valeurs partagées nationales, d’en faire  une expression culturelle de toutes les communautés ethniques vivant sur le territoire ivoirien, unies autour des idéaux de la conservation durable de la mémoire culturelle collective. Il faut donc s’atteler à déconstruire les modes de pensées essentialistes et s’affranchir de l’idée de pureté ethno-culturelle, ferment de la fracture sociale en Côte d’Ivoire en portant à la connaissance de l’ « Ivoirien nouveau » les phénomènes d’hybridité, de métissages, fruits de contacts, d’échanges ou de transferts interculturels multiformes passés et présents. La Côte d’Ivoire nouvelle doit fructifier cette richesse inestimable en développant des mécanismes d’un vivre ensemble durable ayant pour objectif ultime de se régaler continuellement de la sève nourricière tirée des différentes spécificités culturelles composant la nation nzassa qu’elle est fondamentalement.

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(*) Lacina YEO est Professeur de littérature et de civilisation allemandes à l’Université Félix Houphouët-Boigny, Chercheur associé à l’Université Witwatersrand de Johannesbourg (Afrique du Sud). Fondateur du Centre d’Etudes et de Recherches Panafricaines et Globales (CERPAG) et de l’ONG INIDAF (Initiatives pour le Développement en Afrique). Membre Correspondant en Côte d’Ivoire du programme UNESCO « Mémoire du monde ».

Auteur:
LDA Journaliste

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